CHAPITRE VII

— Elle est vide !

La voix de Taureau, qui était descendu quelques secondes plus tôt dans la cavité éclairée, semblait surgir des entrailles de la terre. Il ne devrait compter que sur son agilité pour ressortir du trou, d’une profondeur de quatre mètres. Fort heureusement, le puits de descente présentait des aspérités qui pourraient servir de prises. Lyre, Petite-Ourse et Serpent s’étaient accroupis sur le bord de l’ouverture pour tenter de suivre du regard les évolutions de leur compagnon. Cassiopée, la femelle dominante, se tenait légèrement en avant de la horde des boukramas regroupée une dizaine de mètres plus loin.

— C’est une oubaq, une fleur d’eau ! s’était exclamé Taureau avant de s’engager dans le puits.

Ils avaient bien sûr entendu parler de ces sources miraculeuses qui s’ouvraient comme des fleurs à ceux qui savaient les découvrir, mais sans y croire, persuadés qu’elles n’étaient que le produit de l’imagination fertile des caravaniers comme les dragons de sable ou les mangeurs d’ombre.

— Comment tu sais que c’est une oubaq ? s’était étonnée Petite-Ourse. Il n’y a pas d’eau…

— Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Les guides disent qu’elles s’assèchent quelques heures après avoir été ouvertes…

— L’homme que le vieux Drago nous a demandé de conduire au labyrinthe ne connaît pas le désert, avait objecté Lyre.

— Peut-être que ce n’est pas lui qui l’a ouverte, avait avancé Taureau. Peut-être que les boukramas se sont trompés en nous…

— Il n’est pas seul, était intervenu Serpent.

— Il est avec un samir, alors ? avait demandé Petite-Ourse.

Ils avaient frémi à la prononciation de ce nom : pour eux, les samiri étaient des créatures sauvages qui mangeaient tout ce qui leur tombait sous la main, y compris les voyageurs égarés dans le désert. Très rares étaient les Cælectes qui avaient croisé le chemin d’un samir et qui étaient revenus à Canis Major pour en parler. D’après ces miraculés, les samiri ressemblaient davantage à des bêtes féroces qu’à des hommes : ils ne portaient pas d’autres vêtements que leurs poils et ils pouvaient décapiter un boukrama d’un seul coup de leurs ongles aussi longs que des griffes.

— Je ne crois pas, avait répondu Serpent. Il est accompagné d’une étoile noire. Le Livre dit que les étoiles mortes représentent les messagers d’un changement, les portes qui s’ouvrent sur un autre monde.

— Il va mourir ? avait lancé la fillette.

— Son étoile brillait encore la nuit dernière…

Flamme et Larme, l’une montante et l’autre descendante, partageaient le ciel en rouge et gris. La chaleur torride dissuadait les enfants de retirer les pans de tissu qui leur protégeaient le crâne. À chacun de leurs gestes, ils avaient l’impression de fendre l’air brûlant d’un four. Cassiopée renâclait et poussait des blatèrements aigus, comme pour les inviter à repartir sans attendre. De fines volutes de vapeur montaient des robes humides des quatre mâles porteurs, toujours agenouillés. Le manich soufflait en rafales, peuplant les environs de créatures fantomatiques qui dansaient dans les effluves de chaleur.

— Remonte, Taureau ! hurla Serpent. Ça sert à rien de rester là.

Il se pencha au-dessus du puits, vit que la lueur révélant le fond inégal de la cavité était de plus en plus vive. À cet instant, Taureau poussa un cri aigu qui se répercuta sur les parois.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Lyre.

N’obtenant pas de réponse, elle se redressa, retroussa sa robe pour descendre à son tour dans l’oubaq, suspendit son geste lorsqu’elle vit Serpent basculer dans l’ouverture et dévaler la paroi avec l’agilité d’un aprin, un petit félin domestique de Canis Major.

Parvenu en bas, le garçon constata que la lumière emplissait l’oubaq de forme sphérique, trois à quatre fois plus large que le puits de descente. Elle provenait d’un objet en forme de fourreau qui jonchait le sol. Des odeurs musquées imprégnaient l’air immobile. Taureau, recroquevillé sur lui-même, gémissait et se tenait la main droite.

Serpent s’en approcha et lui secoua l’épaule.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— L’épée, gémit Taureau en grimaçant. Elle m’a brûlé…

Il leva la main pour montrer la marque rouge vif qui lui barrait la paume et les doigts. Serpent observa attentivement le fourreau de cuir, remarqua la poignée lisse qui en dépassait. Il se demanda comment ce métal, qui ressemblait au cuivre ou à d’autres métaux en usage à Canis Major, pouvait émettre une lumière d’une telle intensité. Il estima que cette arme avait un rapport avec l’homme qu’ils recherchaient. Il laissa errer son regard sur le sol et les parois de l’oubaq asséchée, distingua, accroché sur une aspérité, un petit carré clair qu’il identifia comme un bout de tissu. Il s’en saisit et le palpa : c’était une étoffe d’une finesse inusitée à Canis Major ou dans les autres oasis du désert, une matière synthétique ultralégère comparable aux textiles d’origine extraplanétaire vendus par les marchands des caravanes.

— Alors ?

L’oubaq amplifia la voix de Lyre. Serpent leva la tête et aperçut, se découpant sur le fond de ciel écarlate, son visage encadré par les mèches noires qui dépassaient de son turban.

— Taureau s’est brûlé la main sur une épée brillante, expliqua-t-il.

— Une épée ? C’est pas une arme de samir.

— Elle appartient sans doute à l’homme dont nous a parlé Drago.

Il leva le morceau de tissu pour étayer son affirmation.

— Et pourquoi l’aurait-il abandonnée dans ce trou ? demanda Lyre.

À force de se pencher au-dessus de la cavité, le sang lui montait à la tête, désormais aussi rouge que le ciel. Serpent haussa les épaules.

— Je ne sais pas… Je crois que ça a un rapport avec l’étoile morte. Le ciel me le dira peut-être à la tombée de la nuit.

— Faudrait la lui ramener, suggéra Lyre. Il en a sûrement besoin.

Serpent hocha la tête : les boukramas ne les avaient pas transportés jusqu’à cette ancienne oubaq par hasard. Il s’accroupit et tendit le bras en direction de l’épée, mais une chaleur vive lui lécha la main et l’avant-bras qui le dissuada de refermer les doigts sur la poignée métallique.

— Impossible ! s’écria-t-il. Elle est brûlante.

— Moi je peux la prendre !

Il reconnut la voix aigrelette de Petite-Ourse. Les têtes des deux filles ressemblaient dans le contre-jour à des oiseaux au plumage noir et blanc.

— N’essaie pas de te rendre intéressante ! gronda Lyre.

— Et toi, arrête de te prendre pour Cygne ! se rebiffa la fillette.

— Espèce de petite…

— C’est pas le moment ! coupa Serpent.

Il s’en suivit un petit moment de silence troublé par les gémissements assourdis de Taureau et les blatèrements de Cassiopée.

— Je peux la prendre, s’obstina Petite-Ourse.

D’un geste péremptoire du bras, Serpent pria Lyre, qui ouvrait la bouche pour protester, de se taire.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je le sais, c’est tout.

— Après tout, ça ne coûte pas grand-chose d’essayer. T’es capable de descendre ?

Petite-Ourse n’eut pas besoin de se le faire dire deux fois. Elle engagea les jambes et le bassin dans le puits et dévala les quatre mètres de paroi avec une telle rapidité qu’elle donnait l’impression de voler. Inquiet, Serpent se campa sur ses jambes pour amortir sa chute au cas où elle perdrait l’équilibre, mais la fillette, dont la robe flottait autour d’elle comme une aile protectrice, atteignit sans encombre le fond de l’oubaq.

Là, elle retira le pan de tissu noué autour de sa tête, secoua ses cheveux ondulés et bruns, lança un regard mi-intrigué, mi-compatissant à Taureau couché sur le sol en chien de fusil puis fixa le fourreau de cuir d’un air résolu.

— N’insiste pas si la chaleur te paraît forte, lui recommanda Serpent.

Elle s’accroupit, avança lentement le bras en direction de la poignée. Elle remarqua que les parois convexes de l’oubaq étaient vierges d’ombre, comme si la lumière de l’épée relevait d’une autre nature que de la clarté de l’étoile double. Une chaleur piquante lui enveloppa la main mais elle ne replia pas son bras malgré la crainte instinctive de la brûlure. Elle ignorait quelle force mystérieuse la poussait à effectuer ces gestes, elle se sentait guidée de l’intérieur, investie d’une mission. Elle prenait sa place en cet instant précis, comme Cygne avait su prendre la sienne lorsqu’elle était restée en arrière pour détourner l’attention des cicéphores. Même si les autres avaient soigneusement évité le sujet devant elle, elle savait que leur aînée s’était sacrifiée pour leur permettre de poursuivre leur route, de retrouver cet homme venu d’un monde lointain, de le conduire au labyrinthe des pensées créatrices.

Elle glissa les doigts autour de la poignée lisse. La lumière décrut presque aussitôt et la chaleur s’estompa pour céder la place à une fraîcheur bienfaisante. Rassurée, elle resserra sa prise et tira la lame hors du fourreau. Elle dut instantanément faire un pas en arrière pour ne pas être entraînée par le poids de l’arme, qui ressemblait désormais à une arme métallique ordinaire. Non seulement elle ne brillait plus, mais elle n’avait ni l’élégance ni la richesse des sabres d’apparat que brandissaient les vieux Cælectes lors des fêtes de l’Ezmir. Elle paraissait grossière avec son fil courbe, mal aiguisé, comme façonnée par un forgeron paresseux ou maladroit. En revanche, sa dureté, sa densité semblèrent à Petite-Ourse supérieures à celles des alliages des socs de charrue dont se servaient les agriculteurs de l’oasis centrale pour retourner les minces couches de terre fertile. Supérieures même à celles des roches polies par les vents et les siècles de la forêt des Aiguilles-Rouges. Une faible clarté teintée de rouille envahissait maintenant l’oubaq, étirait les ombres sur les parois et la voûte.

Petite-Ourse se releva et, à demi déséquilibrée par son fardeau, se retourna vers Serpent. Un sourire effleurait ses lèvres brunes. Elle n’éprouvait pas le besoin de montrer aux autres qu’elle avait eu raison, elle exprimait seulement la satisfaction que lui procurait le sentiment d’être utile.

Voulant en avoir le cœur net, Serpent approcha la main de l’arme : elle se remit instantanément à briller et dégagea une chaleur intense qui ne parut pas incommoder Petite-Ourse. Il fut obligé d’admettre, avec une pointe de dépit, que l’épée ne se laisserait approcher par personne d’autre que la fillette.

— Tu réussiras à remonter ?

Elle répondit d’un mouvement de tête, ramassa le fourreau de cuir dans lequel elle glissa la lame puis, après l’avoir coincé sous son bras, entreprit de grimper le long du puits. Elle progressa avec lenteur, assurant ses prises, veillant à ne pas s’empêtrer dans sa robe, à ne pas se laisser emporter par le poids de son fardeau. Serpent suivit son escalade jusqu’à ce que Lyre l’agrippe et la tire sur le sable. Ensuite, il saisit Taureau par le bras et l’aida à se relever.

— J’y… j’y arriverai pas… gémit ce dernier.

Des mèches bouclées occultaient en partie son front et ses yeux. La douleur tendait ses traits et révélait en filigrane le vieillard qu’il serait un jour.

— C’est possible de monter avec une seule main, fit Serpent d’une voix dure. Petite-Ourse l’a bien fait.

Un argument judicieux, puisqu’il touchait Taureau dans son orgueil de mâle. Il n’allait tout de même pas échouer là où avait réussi une fille qui avait trois ans de moins que lui. Il repoussa Serpent d’une bourrade et entama à son tour l’escalade, serrant les dents pour rester concentré sur ses mouvements, pour oublier les élancements qui partaient de sa main droite et lui irradiaient tout le flanc. De temps à autre il se plaquait contre la roche, jetait un regard au-dessus de lui, reprenait courage dans les regards des deux filles qui l’encourageaient de la voix et du geste.

Il lui fallut une dizaine de minutes pour parcourir les quatre mètres qui le séparaient de la surface. Lorsqu’il prit appui sur le bord de d’ouverture, Lyre et Petite-Ourse l’empoignèrent par les avant-bras et le hissèrent sur le sable brûlant, où, vaincu par la douleur, il put enfin verser ses larmes.

*

Nazzya ne s’arrêtait plus la nuit pour se reposer. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, elle n’éprouvait plus le besoin de se réfugier dans une uzlaq avec Rohel. Les haltes des nuits précédentes n’avaient été destinées qu’à se ménager quelques heures d’intimité avec l’homme qu’elle avait été chargée de neutraliser. Elle était capable de passer plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois même sans ressentir la nécessité de recharger ses accus. Ses concepteurs avaient pris soin d’éliminer toutes les servitudes liées à la physiologie humaine, comme le besoin d’eau et de nourriture, la fatigue ou le vieillissement des cellules. Ils ne les avaient pas purement et simplement supprimés d’ailleurs : ils avaient conclu avec elle un accord précisant qu’elle avait la possibilité de recouvrer ses mécanismes biologiques d’origine à la fin de son engagement.

Comme Le Vioter avait encore besoin de boire, de manger, de dormir, elle lui accordait deux heures de sommeil, prises à même le sable, un repas par jour et quelques décilitres d’un liquide jaunâtre qu’il obtenait en pressant la poche d’un bawq, un batracien qui avait la propriété de tripler de volume pour constituer des réserves d’eau et qui se terrait dans le sol à une vingtaine de centimètres de la surface. Les poudres fanatisantes dont les chimistes avaient tapissé les muqueuses vaginales de Nazzya s’étaient montrées particulièrement efficaces puisque son prisonnier lui obéissait au doigt et à l’œil, qu’elle n’avait donc pas besoin de le menacer ou de l’attacher pour le contraindre à la suivre.

Elle avait hâte désormais d’achever cette mission : en accueillant Rohel en elle, elle avait réveillé sa nature humaine, sa part féminine oblitérée jusqu’alors par les manipulations génétiques des techniciens de l’Église.

Sa réussite aurait pourtant dû l’emplir de satisfaction. Non seulement ses concepteurs reconstitueraient sa chaîne ADN d’origine, mais ils lui rendraient sa liberté et elle pourrait enfin regagner H-Phaïst, son monde natal, un monde qui ressemblait comme un frère au désert intérieur de Déviel.

Elle y avait été capturée trois ans plus tôt par une bande de Kamtars en provenance de Bêtampda, une planète voisine, et vendue à un clan qui occupait un satellite terraformé de H-Phaïst. Là, elle avait été enfermée dans un gynécée pour servir de concubine à Nolphan, le patriarche. Versée comme toutes les femmes de sa tribu dans les sciences amoureuses, elle s’était si bien acquittée de sa tâche qu’elle avait supplanté toutes ses rivales sur la couche du chef du clan. Les anciennes favorites avaient alors intrigué pour éliminer l’intruse, versant des élixirs d’impuissance dans la nourriture de Nolphan. Accusée d’attenter à la virilité du patriarche, elle avait été disgraciée puis revendue aux recruteurs des services secrets d’une lointaine Église.

Modifiée génétiquement par les Ulmans biologistes, programmée pour obéir, capable de se passer de sommeil, de nourriture et d’eau pendant plus d’un mois, elle avait effectué diverses missions pour le compte du Jahad. Compte tenu de son passé et de ses talents, on l’avait spécialisée dans l’aliénation des chefs d’État, des grands industriels, des responsables religieux ou des adversaires du Chêne Vénérable. Elle s’infiltrait dans leur entourage pour les séduire et les soumettre à sa volonté grâce aux produits chimiques disséminés dans ses muqueuses.

Quelques jours plus tôt, elle avait été convoquée au siège ecclésiastique de Sparz, une planète de la Quinzième Voie Galactica contrôlée par le Chêne Vénérable. Pra Vill, le capitaine de la cohorte – il n’hésitait pas à exploiter le pouvoir qu’il détenait sur elle pour la contraindre à se plier à toutes ses exigences, dont certaines n’étaient guère compatibles avec les vœux de chasteté –, l’y attendait en compagnie de pra Goln, un émissaire du palais épiscopal d’Orginn.

Les deux hommes lui avaient parlé de sa prochaine mission sur Déviel, une planète de la Seizième Voie Galactica où elle devrait neutraliser un déserteur du nom de Rohel Le Vioter. Ils avaient ajouté qu’elle subirait une nouvelle modification génétique avant de partir.

— Vous recevrez des gènes samiri, avait précisé pra Goln (elle n’avait pas aimé cet homme, qu’elle avait spontanément comparé à une hyène de H-Phaïst). Vous aurez de la sorte une connaissance parfaite du désert intérieur de Déviel. Lorsque le vaisseau de Rohel Le Vioter se sera échoué – et nous ferons en sorte qu’il s’échoue –, vous entrerez en contact avec lui. Vous vous présenterez comme une samir et vous vous débrouillerez pour… pour… enfin, vous ferez comme d’habitude avec ceux que vous êtes chargée de rendre inoffensifs.

— Vous ne craignez pas que Rohel Le Vioter trouve la mort au cours du naufrage ? avait objecté pra Vill.

L’émissaire d’Orginn lui avait décoché un regard où le courroux le disputait au mépris.

— Vous n’avez donc pas confiance dans les capacités des éléments formés à l’école du Jahad, pra ?

— Quel rapport avec…

— Rohel Le Vioter a été pendant cinq ans l’un de nos agents les plus performants, avait coupé pra Goln, visiblement excédé. C’est un combattant et un pilote d’exception. Et nos sondes explosives ne détruiront que partiellement son vaisseau, lui laissant la possibilité d’atterrir sur Déviel.

— Êtes-vous certain qu’il s’échouera dans le désert ?

— Aussi certain que vous finirez par échouer dans une communauté abroïsienne si vous persistez à poser des questions stupides.

— Une dernière question stupide, si vous le permettez, avait insisté pra Vill. Les véritables samiri risquent d’être attirés par le naufrage du vaisseau et…

— J’attends précisément de vous que vous éliminiez définitivement cette poignée de sauvages, capitaine.

Tout s’était déroulé conformément aux prédictions de pra Goln. Les hommes de pra Vill avaient massacré les quelques centaines de samiri disséminés dans le désert intérieur. Les sondes de la résistance dévillienne, infiltrée par le Jahad, avaient endommagé le vaisseau de Rohel Le Vioter pour le contraindre à se poser en catastrophe aux coordonnées prévues. Il avait ensuite suffi à Nazzya d’attendre que le déserteur du Jahad sorte de la gigantesque épave, de le suivre pendant quatre jours et de l’aborder au moment opportun.

Grâce à l’intervention génétique des biologistes du Chêne Vénérable, il n’avait conçu aucun doute sur son identité samir. Elle connaissait le désert aussi bien – et même mieux – que si elle y avait passé toute sa vie. Elle avait peu à peu capté la confiance de Rohel. Elle avait gardé suffisamment de psychologie humaine pour se rendre compte qu’elle ne devait pas précipiter les choses. Il était sous l’emprise d’une autre femme, une rivale d’autant plus difficile à combattre qu’il en avait été séparé pendant plus de sept ans et qu’elle l’habitait avec une force décuplée par l’absence.

Elle avait exploité sa première manifestation de faiblesse – son immersion prolongée dans l’eau de l’oubaq était une tentative plus ou moins consciente de rejoindre l’autre femme dans les mondes de l’Au-delà – pour se rapprocher de lui et l’entraîner dans le tourbillon des sens. Elle ne lui avait pas laissé le temps de se ressaisir, l’affolant de ses baisers et de ses caresses, déclenchant l’ouverture des microdiffuseurs de parfums aphrodisiaques disséminés dans les pores de sa peau.

Jusqu’au dernier moment, elle avait craint que l’épée, qui semblait douée d’une conscience propre et d’une perspicacité redoutable, ne trahisse ses véritables intentions.

Elle avait commencé à éprouver un sentiment de remords lorsque les poires intravaginales avaient éclaté et libéré leurs substances psychodépendantes. Très vite, elle avait vu se manifester les premiers symptômes de la soumission : ses yeux verts s’étaient tendus d’un voile terne, ses épaules s’étaient voûtées, ses traits avaient perdu leur expressivité… Et, presque aussitôt, les regrets d’avoir métamorphosé cet homme à la prestance magnifique en un esclave, en une créature dépourvue de personnalité, l’avaient harcelée. L’action des produits chimiques durerait tant que Nazzya serait en vie : pour un homme piégé, le seul remède était la mort de la femme dont il dépendait mais, comme il n’avait généralement aucune envie de s’en prendre à sa dominatrice, il ne lui restait qu’à croupir pendant des lustres dans une vie végétative. On croisait, sur certains mondes, bon nombre de ces malheureux dont leurs maîtresses s’étaient débarrassées et qui sombraient peu à peu dans la mélancolie et la mort.

Le premier jour, malgré ses remords, Nazzya avait joué avec son nouveau pouvoir. Elle avait obligé Rohel à lui faire l’amour sous les rayons torrides de Flamme, à la porter sur plusieurs kilomètres, à retirer sa combinaison à la tombée de la nuit. Il s’exécutait sans hésiter, sans protester. Lorsqu’elle cessait de formuler ses exigences, il s’asseyait à ses côtés et la regardait d’un air suppliant. Un air de bête de somme mendiant de l’eau, de la nourriture ou une caresse de reconnaissance. Puis elle avait craint que ses lubies, ces vestiges de sa nature humaine, ne mettent en danger la santé de son prisonnier, et son conditionnement d’agent du Jahad avait repris le dessus. Elle avait alors activé son endo-communicateur et contacté pra Vill, le capitaine de cohorte.

— Enfin ! s’était-il exclamé lorsqu’il avait entendu la voix de sa correspondante. Où en êtes-vous ? Soyez brève : la communication ne doit pas excéder une minute ou nous risquerions d’être repérés par les services de sécurité des autorités locales.

Il s’était installé, en compagnie de quarante membres de sa cohorte, dans le massif montagneux de l’Erq. Le vaisseau, une felouque ultrarapide, stationnait dans une immense grotte à l’abri des mouchards holographiques. Pra Vill et ses hommes ne s’aventuraient pas hors de leur base. Ils auraient attiré l’attention sur eux, ruiné les efforts qu’ils avaient déployés pour déjouer les radars ou les satellites de surveillance aérienne. Après un atterrissage furtif en plein cœur de la nuit – une manœuvre dangereuse qui reposait entièrement sur la virtuosité du pilote –, ils avaient assemblé les différentes parties du caisson capitonné dans lequel ils avaient prévu de recueillir la formule.

— La première phase de la mission est terminée, avait-elle répondu. Je me dirige vers la base.

— Vous voulez dire que… vous avez réellement neutralisé Rohel Le Vioter ?

Elle avait perçu, au tremblement de la voix de son supérieur hiérarchique, toute l’excitation dans laquelle le plongeait cette nouvelle. Elle avait réussi là où avaient échoué les agents du Jahad pendant presque deux ans mais elle n’en tirait aucun orgueil, plutôt un vague ressentiment à l’encontre des ecclésiastiques du Chêne qu’elle avait aidés à briser l’individualité d’un homme comme ils avaient brisé sa propre individualité.

— Combien vous faut-il de temps pour atteindre la base ? avait demandé pra Vill.

— Quatre jours, peut-être cinq…

— Trop long.

— Nous sommes à pied.

— Marchez plus vite !

Elle avait acquiescé d’un hochement de tête, sans bien se rendre compte qu’il ne pouvait pas la voir.

— Je vous donne trois jours, avait repris le capitaine. Vous êtes une hybride, une créature renforcée. Chaque jour de retard repoussera d’un an votre retour à l’humanité.

 

Rohel n’avait aucune idée de ce qu’il fabriquait dans ce désert brûlant, mais cela lui était égal. Il lui suffisait d’obéir à la femme qui l’accompagnait et dont la voix résonnait à ses oreilles comme une musique céleste. Il ne vivait plus que pour ces délicieux instants où elle s’adressait à lui et lui donnait des ordres. De temps à autre, des souvenirs affleuraient la surface de son esprit mais ils restaient flous, comme des frissonnements sous une brise improbable. Il se disait parfois qu’il existait quelque part un autre Rohel, un homme relié à un passé qui restait pour l’instant occulté. Il faisait alors un effort intense pour explorer cette mémoire cachée mais, à chaque fois, il se heurtait à une terrible migraine qui le contraignait à renoncer, à retourner à l’inconscience.

Il guettait surtout l’instant où Nazzya l’inviterait à se coucher sur elle, à se frotter contre sa peau, à s’enfoncer en elle, à s’étourdir dans son ventre comme dans une source reconstituante. De leur dernière étreinte, son corps avait gardé de merveilleuses sensations qui, dès qu’il y repensait, le plongeaient dans les affres du désir. Même épuisé par une longue journée de marche sous les rayons ardents de l’étoile double, il espérait qu’elle se rapprocherait de lui, qu’elle lui enjoindrait, de la voix ou du geste, de lui prouver son amour.

Elle ne lui laissait pratiquement plus de repos, ne tenant aucun compte du vent violent et froid de la nuit, ni des tempêtes des sables, ni des mirages, ni de la chaleur torride qui faisait craquer les roches lorsque l’étoile rouge était à son zénith et que la blanche n’avait pas encore disparu dans le ciel. Ils marchaient durant des heures sans s’arrêter pour se désaltérer ou se restaurer. Elle avait déchiré un pan de sa robe pour lui confectionner un turban. Elle-même ne semblait pas souffrir de la canicule. Ils ne cherchaient pas d’oubaq pour étancher leur soif ni d’uzlaq pour s’abriter de la froidure nocturne, ils s’allongeaient à même le sol pour prendre une ou deux heures de repos.

Cela faisait maintenant trois nuits qu’elle se refusait à lui. Trois nuits qu’il endurait les pires tourments, que sa peau réclamait des caresses, qu’il se tournait et se retournait sur le sable glacé, qu’il guettait du coin de l’œil un signe qui ne venait pas. Elle non plus ne dormait pas mais elle ne s’intéressait pas à lui, fixant d’un œil morne la voûte étoilée.

Ils avaient cuit un bawq sur une pierre plate après avoir bu l’eau contenue dans sa poche extensible.

— Nous arriverons demain à la base, murmura-t-elle d’une voix triste. Et nos routes se sépareront.

Rohel se redressa sur un coude et fixa la jeune femme d’un air à la fois réprobateur et suppliant. Elle se pencha vers lui, leva le bras et lui posa l’index sur le front, un contact qui déclencha de longs frissons de plaisir sur sa nuque et son dos.

— Il y a là-dedans un secret que tu devras confier à l’homme que je te présenterai.

— Un secret ? balbutia-t-il.

— Ne le cherche pas maintenant. Il te posera des questions qui te mettront sur la voie.

— Je me fiche de ce secret. Je ne veux pas que tu me quittes.

Ses yeux s’étaient embués pendant qu’il avait prononcé ces mots. Elle se redressa à son tour et lui effleura délicatement l’arête du nez et les lèvres.

— Viens, murmura-t-elle dans un souffle.

Alors, tandis qu’il lui retirait fébrilement sa robe, il perçut de nouveau la petite voix intérieure qui lui disait de se méfier de cette femme. Il voulut la bâillonner mais elle continua de monter du plus profond de lui, enfla au point d’emplir tout l’espace, résonna comme un insupportable bourdon.

Soutiens-toi, Rohel…

Il fendit le ventre de Nazzya avec une lenteur suave.

Souviens-toi…

Cette voix l’agaçait, l’empêchait de goûter pleinement son bonheur. Pourquoi ne le laissait-elle pas en paix ? Il avait attendu avec une telle impatience les faveurs de sa maîtresse. De quoi donc devait-il se souvenir ?

De ce visage qui se superposait à celui de Nazzya ? De ces cheveux couleur d’ambre qui encadraient un visage d’une blancheur d’albâtre ? De ces yeux bleu clair qui le fixaient avec une ardeur désespérée ? De cette silhouette évanescente que le manich déposait de temps à autre au pied d’un rocher ou sur la crête arrondie d’une dune ?

Cycle de Saphyr
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